À la lumière d’une lecture inhabituelle du bréviaire “Le Moniteur”, je viens de comprendre un peu mieux la différence insoluble, même dans l’abus d’alcool, entre un architecte et un architecte d’intérieur.
Quoi qu’en dise, pense ou répande l’ordre médiéval qui défend les intérêts corporatistes des premiers, nous faisons le même métier : construire, agencer l’espace bâti, aménager, embellir…
Ce qui nous différencie est cependant fondamental et réside même très en amont toute considération technique, artistique ou réglementaire : nous cheminons approximativement sur le même vecteur, mais en sens strictement inverse.
• L’architecte, tel qu’il est formaté aujourd’hui, se préoccupe avant tout de ce qui est émis par le bâti, du dedans vers le dehors, depuis ce qui lui donne sens et raison vers la représentation sociale de ces derniers. Il est un porte-voix dont le message est projeté sur la façade qui a pour fonction de le révéler. Encore reste-t-il à savoir si la voix ainsi projetée est au service d’un besoin singulier ou si l’architecte se sert de ce dernier comme prétexte d’une œuvre égotiste, mais on comprend que la représentation est première et le vécu intérieur, au mieux, une variable d’ajustement. On construit ici pour établir une démonstration, publique.
• Tout au contraire, l’architecte d’intérieur est attentif à ce que le bâti, dans toutes ses composantes fonctionnelles et sensibles, va adresser à son occupant, qu’il soit durable ou éphémère. Il procède du dehors vers le dedans, depuis l’interface de l’extériorité qu’est l’enveloppe du bâti, vers les perceptions de l’intériorité du ressenti. C’est un écouteur, puis un synthétiseur qui va concrétiser un environnement bâti en sympathie avec les dispositions de celui qui s’y trouve. L’harmonie de la façade n’est pas négligée, mais elle n’est pas la duègne de la composition. On construit cette fois pour susciter une résonance, intime.
Ce qui est légitime et nécessaire dans l’élaboration du monumental emblématique devient une déficience dans la constitution des lieux à vivre. Pourtant, dans les deux cas, l’architecte a barre sur l’architecte d’intérieur, ravalant ce dernier au statut d’un quidam.
Il est vrai que son art se manifeste sur la place publique : en tant que tel, sa fonction est éminemment politique. En donnant corps à la cité, il est le dépositaire d’un ordre essentiel qui fonde tout exercice du pouvoir, non seulement car il lui donne lieu dans l’ordonnancement de la chose publique, mais car il le représente, lui compose un visage reconnaissable. On comprend, dès lors, qu’il ne puisse être question de confier l’exercice d’une telle puissance à un aréopage disparate de radicaux libres. Il faut contenir cette force dans un chemin aux destinations parfaitement référencées. Alors, outre le foisonnement de réglementations de plus en plus contraignantes, jusqu’à l’absurde, quoi de mieux qu’une corporation disposant d’une délégation de pouvoir quasi régalien sur la caste qu’elle régente ? Et puis, chacun son pré et les vaches seront bien gardées égrène le dicton ; pour autant qu’il s’agisse bien d’enclore un troupeau, on ne saurait le contredire, mais voilà qui profile sur la fonction adulée une ombre bien suspecte.
Et l’architecte d’intérieur, où est-il, dans ce débat ? Faudrait-il le considérer comme grouillot de l’envers du décor, son champ d’action admis comme résiduel du grand œuvre de la façade ? Certes, il ne s’occupe “que” des gens, n’astique pas le théâtre de la cour et n’agence pas l’alignement de la cité. Bien au contraire, à couvert de l’intime, réputé par principe hors champ politique, il invente des formes combien plus libres, car non seulement moins contraintes par des normes absconses, mais surtout ajustées à l’infinie variété des appétences — lorsqu’encore elles osent s’énoncer à l’abri des regards du “commun”. Faut-il comprendre dès lors que celui-ci ne saurait prétendre à un rang équivalent non pour des raisons pragmatiques de savoir, de compétence ou de performances, mais parce qu’il est autrement essentiel que son rôle, potentiellement subversif, reste enchâssé dans la contention d’une stricte disparité invalidante qui ne laisse place à quelque dérive urbaine que ce soit. Car évidemment, on imagine l’explosion des formes qu’augurerait une façade issue de l’intériorité en lieu et place de l’uniformité chargée de contenir la diversité, et au-delà de la seule écriture de l’espace, à la signification politique de ce qu’il manifeste.
Au demeurant, chez les architectes, la perte de compétences techniques au profit d’un culte quasi religieux des “ressorts de l’inspiration” désigne le centre de la cible et le poids des études vidées de leur matière essentielle, l’art de construire, vise avant tout à s’assurer d’une bonne intégration des règles implicites d’appartenance, bien plus que des savoir-faire. Au point que ces hauts lieux de transmission du premier des beaux arts se sont ouvertement donné pour mission d’apprendre à ne pas savoir construire, cette devise est d’ailleurs doctement expliquée aux novices entrant dans ces ordres. Certains sont surpris… mais sont bien contraints tout de même d’adopter les desseins d’une élite autoproclamée pour valider leur cursus. Au final, tout comme on apprend à passer le permis de conduire, on apprend ici à obtenir le diplôme. Plus tard, on saura conduire par l’expérience de la route et construire en éprouvant le chantier. Dans le meilleur des cas au sein d’une agence sur laquelle reposera l’acquisition des techniques, mais rien n’interdit de signer quelques milliers de m2 au sortir du cursus.
On encourage ainsi la schizophrénie de l’artiste qui produit une œuvre coupée du réel, en l’occurrence non seulement la connaissance intime de la matière qui pourrait sembler être l’alpha et l’oméga de tout bâtisseur, mais plus encore des préoccupations, contraintes et a fortiori ressentis de ceux à qui sont destinés les lieux, occupants éphémères ou résidents permanents qui devront, contents ou pas contents, s’adapter aux circonvolutions souvent insolites d’une inspiration exogène, habiter des espaces imposés plus en rapport avec les intérêts des bâtisseurs, toutes catégories confondues, que ceux des occupants.
Par nature et de plus en plus par formation, l’architecte d’intérieur va tout au contraire exercer son talent créateur à partir des besoins finement identifiés de ceux qui habitent le lieu. Partant le plus souvent d’un existant par lui même contraignant, il échappe naturellement à la projection toute puissante de l’ego sur une page vierge, ce qui facilite d’autant l’écoute de celui avec et pour qui il va composer un espace sur mesure. Quant à cette mesure, c’est aussi celle des forces en présence qui va fortement orienter la création d’une réponse pertinente : impossible ici de ne pas tenir grand compte des matériaux et techniques constructives qu’il faut commencer par lire à travers les murs, l’opacité initiale du réel à transformer imposant un cadre ô combien plus repérant qu’une inspiration conceptuelle trop souvent fantasque… ou servile.
On pourra sans peine trouver des exemples inverses de ce propos lapidaire, des architectes d’intérieurs défaillants comme des architectes admirables, déplacer à loisir les pions de la sentence et de de la louange : il sont avant tout des hommes et des femmes faillibles par nature… ou géniaux dans leur art. Il n’en reste pas moins que la discrimination médiévale qui préside à leur place dans la cité est de plus en plus insupportable. Outre les raisons qui sont précédemment décrites, il en est une sur laquelle la république démontre et promeut une remarquable tartufferie : la signature de l’œuvre !
Quoiqu’elle soit chassée à cors et à cris en grand équipage par le conseil de l’ordre, la signature de complaisance, péché capital des adoubés du Saint-Siège, est un secret de polichinelle. Quelle qu’en soit la forme, plus au moins adaptée à la tolérance du moment, elle révèle par définition l’abomination de son principe. Véritable insulte à la propriété intellectuelle, elle impose d’apposer sur une construction le nom de celui qui ne l’a pas conçue. Spoliation officielle au droit le plus élémentaire à la reconnaissance de la création, elle institutionnalise non seulement l’appropriation abusive du bien d’autrui, mais encourage le rançonnement dudit travail au nom d’une supériorité administrative parfaitement inique et attentatoire. Sur d’autres scènes, de telles pratiques sont qualifiées de racket et, à l’inverse du dogme de la caste, sévèrement punies. Seules les républiques bananières corrompues jusqu’à la moelle concèdent la gouvernance de tels principes. Ou bien, faut-il admettre que prendre un crayon pour dessiner du bâtiment relève d’un acte sacré que seuls les initiés peuvent entreprendre ? Faut-il accepter qu’un certificat délivré par des professeurs prévale sur la connaissance opérationnelle de leur objet ?
On objectera évidemment que les études en école d’architecture sont bien supérieures à celles des écoles d’architecture intérieure, plus “sérieuses” que ces dernières…
Foutaise ! S’il est vrai que des écoles de graphisme ou de design abusent sans contrôle du terme sacré, les diplômes estampillés du répertoire national sont au moins équivalents au fameux DE quant à l’exigence de leur contenu. Et l’apprentissage de terrain, tel que nous le conduisons à l’UNAID, certainement plus formateur qu’un passage en agence aux contours imprécis. Ce n’est pas la moindre des contradictions de ce système bancal qui valide l’obtention d’un diplôme… pour un métier qui n’est ni reconnu ni protégé : il revient à signifier au jeune diplômé “tu as le droit de te mettre au service d’un qui n’en sait pas plus que toi” et peut-être moins ajoute la petite voix. Qui plus est, comme on l’a vu, les architectes n’apprennent plus à concevoir la cellule habitat et à construire qu’au hasard de leur itinéraire professionnel, alors où peut bien résider la validité de cette discrimination dégradante ?
Au demeurant, soyons bien clairs : l’architecte d’intérieur n’est pas plus destiné à concevoir des monuments ou un quartier rénové que l’architecte n’est formé à interpréter et transformer les volumes d’un bâtiment existant ou orchestrer l’éclairement des intérieurs. Il faut pourtant, dans un cas comme dans l’autre, déposer des demandes administratives, accompagner les maîtres d’ouvrage pour en défendre l’instruction. Au nom du dogme, seuls les premiers sont habilités à le faire, y compris lorsque le projet échappe à leur champ de compétences. On a examiné quels détournements cela encourage au lieu de favoriser la coopération entre des connaissances complémentaires. Ce qui n’empêche pas nombre d’architectes et architectes d’intérieur de travailler en excellente intelligence, mais le principe de la signature obligée d’un architecte pour des projets principalement centrés sur l’architecture intérieure, conçus par des architectes d’intérieur, reste une odieuse usurpation… légale !
Personne n’est niais dans cette distribution partiale, tout le monde a bien compris que sous couvert de défense de la qualité architecturale de la cité (conférer les abords de nos villes !!!) il s’agit avant tout de gros sous. Et même de petits tellement le gâteau a fondu. Personne n’est dupe des arguties trop diaphanes pour couvrir la tutelle jalouse d’un marché captif. Mais alors qu’on le dise, au moins faudra-t-il en assumer le fondement, contre tout principe de droit et d’équité.
Ce qui impliquera également de cesser de décrier des compétences établies… et par ailleurs recherchées. Car nous le vérifions au quotidien, les raisons de faire appel à nous résultent trop souvent d’une insatisfaction non dissimulée “l’archi a fait ce qu’il voulait, sans nous écouter, on ne s’y retrouve pas…”. Voilà bien le comble : non seulement nous sommes désignés incompétents, mais devons de surcroît réparer les incohérences de ceux qui nous assujettissent. De préférence discrètement pour ne pas les vexer, en leur demandant poliment l’autorisation d’intervenir sur leur œuvre lorsque d’aventure il faut en modifier la forme pour la rendre apte à son usage !!! Certes, on ne marche pas toujours autant sur la tête, mais il est pour le moins déroutant que des situations à ce point ubuesques puissent être répliquées à des milliers d’exemplaires sans qu’on y mette bon ordre !
Nous demandons donc au gouvernement de ce pays d’organiser la consultation des instances représentatives de nos professions afin de statuer avec les ministères concernés sur la validation des parcours et des diplômes aboutissant à une reconnaissance du titre d’architecte d’intérieur et à une révision de la loi concernant les permis de construire, permettant à ces derniers de signer ceux qui relèvent de leur compétence établie… et recherchée !
Bernard Lacourte
Architecte d’intérieur, designer
Vice-président de l’UNAID
Jeudi 8 novembre 2018