Qu’il s’agisse de la nature de nos prestations ou de la rémunération qui en découle, nous sommes trop souvent assimilés aux architectes bâtiment. Cette confusion est dommageable non seulement pour la défense élémentaire de nos intérêts, mais en ce qu’elle favorise une méconnaissance du service que nous savons offrir à nos clients : faute de bien identifier notre apport, forts d’une analogie erronée, ils croient défendre leur propre intérêt en révisant nos propositions à la baisse, pour nous aligner sur les valeurs en vogue chez les architectes dplg ou de la limitation administrative dont nous souffrons nous infériorise alors que nous sommes à la pointe des savoir faire quant au cadre de vie intime ou professionnel. Le plus souvent par ignorance, nos commanditaires génèrent ainsi un nivellement dont ils sont au final les premiers à pâtir. Car, bien évidemment et suivant la formule consacrée, « ils en auront pour leur argent », et, en écrêtant nos missions de quelques points, ils se privent surtout du meilleur de nos talents.
Ce choix peut être délibéré, mais il résulte le plus souvent d’une assimilation injustifiée. Alors il convient de discerner ce qui nous différencie pour que les décisions puissent être fondées en connaissance de cause.
En accentuant à peine le contraste pour mieux détourer, voici les différences majeures que l’on peut retenir :
L’architecte embellit la ville et travaille surtout pour le passant, l’architecte d’intérieur harmonise la vie et travaille pour l’habitant, On trouvera toujours des exceptions contredisant ces constats,
mais
Le premier signifie au regard la réussite de son oeuvre
Le second procède du regard pour accorder les résonances.
L’un et l’autre construisent, mais le point d’où ils pensent diffère
L’un est dehors, extérieur à son objet ; l’autre est dedans, partie intégrante
L’architecte d’intérieur n’est pas apte à concevoir des monuments,
la composition des grands ensembles urbains n’est pas son fort…
c’est à une autre échelle qu’il façonne le cadre de vie :
Outrepassant les censeurs, cultivant le plaisir d’être, l’architecte d’intérieur apporte du sens au sensible, adresse au corps ce qui libère l’esprit du conforme, donne lieu à la singularité, invente l’adéquation de l’espace au regard qui l’ordonne. À la façon d’un bon tailleur, il compose un environnement sur mesure, parfaitement ajusté aux besoins et au désir de celui qu’il sert. Bien au-delà de la constitution du bâtiment, dont il maîtrise aussi la structure, il orchestre la composition des ambiances, la couleur de l’air qu’on respire, la lumière des perspectives, la pertinence des distributions. Pour articuler la symbolique des formes, les textures avec la fluidité des parcours et l’ergonomie du moindre geste, il doit coordonner une multitude de strates aussi diverses que la résistance des matériaux et le chromatisme des éclairements, la thermique et la psychologie comportementale, ou encore l’accumulation des normes et le marketing le plus inventif, la liste des grands écarts est longue…
Il balaye par nécessite un champ très large et les indications qui en résultent vont être intégrées aux préconisations de son étude, puis aux prescriptions du projet final pour devenir, sous sa gouverne, une réalité matérielle et sensitive. Mais avant tout, là où l’architecte part d’une page blanche – le terrain où inscrire les desiderata de son commanditaire – l’architecte d’intérieur part le plus souvent d’un existant dont il doit disséquer la géométrie, puis l’empilement des contraintes et dysfonctionnements – puisqu’on veut changer – structurels, réglementaires, techniques, sociologiques, professionnels… avant de concevoir comment y insérer les exigences de son client. Cette capacité d’écoute et d’analyse est certainement l’un des points les plus saillants de notre différenciation.
Et puis, il y a le niveau de détail auquel il faut répondre pour maîtriser le sujet : un mètre carré d’architecture intérieur comporte, outre les mêmes contraintes structurelles et d’ordonnancement que n’importe quel projet de bâtiment, un foisonnement de définitions subtiles qui vont faire la différence avec le standard des chantiers, c’est d’ailleurs pour cela qu’on nous sollicite : agencements, revêtements, éclairage, appareillages, mobilier, textiles et parfois jusqu’aux équipements, objets décoratifs, tableaux, chacun de ces registres est aussi délicat au moins que le choix d’une toiture ou la composition d’un mur… et diffère dans chaque pièce, pour chaque volume, chaque fonction spécifique, un vrai travail de bénédictin, passionnant, mais combien chronophage, surtout si on se mêle, comme souvent, d’accompagner nos clients dans des showrooms ou des salons pour informer leurs choix !
On comprend dès lors qu’à travail inégal il faille admettre une rémunération différente. Au demeurant, il n’existe pas de barème puisque les prix doivent être libres. Des grilles d’appréciation existent néanmoins, à commencer par celles qui sont très officiellement recommandées à la maîtrise d’ouvrage publique.
Mais il importe avant tout de bien comprendre que c’est dans les quelques points d’écart avec le standard, lorsqu’ils sont admis sans réserve, que nous pouvons puiser cette valorisation dont le projet sera dix fois bénéficiaire.
Quel dommage, lorsque pour économiser trois sous à l’échelle de l’ensemble de l’investissement, il faut abandonner le terrain faute de moyens ! Tous ceux qui ont vécu un chantier livré vraiment fini savent à quel point les derniers mètres sont les plus difficiles, car c’est seulement lorsque les matériaux les plus nobles, les couleurs les mieux assorties, les textures les plus fines et les correspondances mises en lumière entrent en scène que le projet prend tout son sens. Nous en priver, c’est bien davantage vous priver, dans la durée, de la quintessence de notre art qui ne peut s’accomplir sans votre conviction de sa valeur.
Et, pour finir, comment imaginer susciter l’envie de se dépasser lorsqu’on commence par restreindre ? Une complicité créative ne peut s’établir que sur la confiance dans le juste prix. En la matière, pour jouer gagnant il ne faut pas faire perdre, c’est un principe réciproque toujours vérifié. Les projets qui font rêver ne peuvent naître que dans la concorde et ne deviennent réalité qu’à la mesure des moyens qu’on leur donne. Alors, pour ne pas souffrir la comparaison, pour ne pas confondre ces métiers qui portent le même nom, merci de tenir compte de ce qui, à votre service, nous distingue.
Bernard Lacourte
Architecte d’intérieur
Vice-président de l’UNAID
Octobre 2017